Shakespeare
illustre
et inconnu
Par Leo Rosten
 
Son génie et sa vie privée ont suscité les interprétations les plus fantaisistes.
 

    Aucun autre écrivain n'a su, avant lui et depuis quatre cents ans, aussi profondément captiver le coeur et susciter l'admiration que William Shakespeare.  Ses pièces ont contribué à mieux faire comprendre comment certaines forces intérieurs meuvent, habitent et torturent les individus, et finalement les conduisent tout droit à la folie.
    Et pourtant nous ne savons que peu de choses sur sa vie privée et sur la source de son génie.  Nous n'avons pas la moindre lettre ou note de journal intime écrite de sa main.  Des légions d'experts ont consacré leur vie à disséquer ses pièces et ses poème, mais leurs espoirs sont restés vains de découvrir de nouveaux indices sur la vie secrète du barde de l'Avon.
    Voici le peu qu'on sait avec certitude: William Shakespeare est né en 1564 à Stratford-on-Avon, au nord-ouest de Londres.  Son père, fabricant de gants, exerça des fonctions municipales avant de devenir maire; Mary Arden, sa mère, apporta à la famille d'excellentes terres en dot.  William, pense-t-on, reçut un enseignement de qualité à Stratford même, où il put étudier le latin et l'histoire.  Au sortir de l'école, vers 1850, il aurait été enseignant, clerc d'avoué ou encore simple employé dans une illustre maison.
    A l'âge de dix-huit ans il épousa Anne Hathaway, de huit ans son aînée.  En 1583, celle-ci donna le jour :a une petite fille, Susanna, et, en 1585, à des jumeaux, Hamnet et Judith.
    Quelque temps après, laissant à Stratford femme et enfants, Shakespeare gagna Londres dans l'intention de devenir acteur.  Nul ne sait pourquoi Anne ne fut pas du voyage; à en croire ses amis et collèges, Shakespeare l'aimait pourtant tendrement, ainsi que ses enfants.  Il revenait souvent pour de brefs séjours à Stratford, puis retournait poursuivre sa carrière à Londres.

Affaires lucratives
 
    Dès 1592, notre héros s'était fait un nom dans la capitale, comme comédien et comme poète.  Vénus et Adonis, sa première oeuvre imprimée (1593), est un voluptueux poème d'amour; dédié au comte de Southampton (dont le jeune homme recherchait la protection), il connut un énorme succès.  Le viol de Lucrèce, publié peu après et dédié au même mécène, reçut aussi un accueil enthousiaste.  C'est l'époque où Shakespeare écrivait à son protecteur: «L'amour que j'éprouve pour votre Seigneurie est sans limites.»  Parmi les critiques, de mauvaises langues en concluent qu'une liaison particulière les unissait, mais il ne faut pas oublier qu'à cette époque «amour» était synonyme d'affection ou d'amitié et s'employait couramment chez les hommes de lettres pour témoigner de leur admiration envers quelqu'un.
    En 1594, Shakespeare fut engagé dans la troupe du Lord chambellan, appelée par la suite la troupe du Roi, et participa activement, en qualité de sociétaire, d'acteur et de dramaturge, à la vie de cette remarquable compagnie, jusqu'aux environs de 1610.  A en croire le témoignage de ses collègues, sa cordialité et sa générosité inspirait l'affection, et il acceptait de bonne grâce les rôles qu'on lui assignait.  Selon toute vraisemblance, il ne se contentait pas d'écrire ses pièces, il remaniait celles d'autres auteurs afin d'enrichir le répertoire de la troupe.
    A l'époque de Shakespeare, la langue anglaise était en pleine gestation, et l'orthographe, loin d'être fixée; il n'y avait pas de règles de syntaxe ou de prononciation.  L'Angleterre était soumise aux influences de la Renaissance italienne, qui laissaient aux écrivains une entière liberté dans l'agencement des phrases, la création de néologismes et d'expressions imagées.
    Les succès qu'il remportait valurent à Shakespeare une notoriété toujours accrue.  Par la suite, on fit courir toutes sortes de ténébreuses histoires sur ses années de jeunesse: on lui attribua une vie de débauche; on l'accusa de boire avec excès.  Mais ces récits fantaisistes ne se fondaient, la plupart su temps, que sur l'amitié qui le liait à l'auteur dramatique Ben Jonson, sont les frasques, elles, n'étaient pas un mythe.  En réalité, tous ses actes étaient empreints d'une sagesse sereine, et il semble bien qu'il n'offensa jamais personne.  Il se montrait ménager de ses derniers et ne plaçait son argent qu'à bon escient.
    De fait, à trente-deux ans, sa situation financière était si prospère qu'elle lui permit de doter sa famille d'armoiries, procurant à son père, et par la suite à lui-même, le droit au titre de «gentilhomme».  Après quelques affaires immobilières avantageuses, il acquit à Stratford une vaste demeure pour sa femme et ses enfants; mais il continua de vivre et de travailler à Londres.

Lyrisme et passion

    Au cours des siècles, l'accusation la plus répandue contre le grand dramaturge fut celle de plagiat.  On lui reprochait d'avoir emprunté nombre de ses intrigues à Plutarque, à Ovide, à l'histoire d'Angleterre et à d'antiques légendes.  C'est parfaitement vrai.  Tous les auteurs dramatiques de cette époque, sans exception, s'approvisionnaient à ces sources.
    Mais l'originalité de Shakespeare c'est d'avoir créé de nouveaux personnages, imaginé toute une galerie de rois, de jeunes filles, de courtisans, de soldats et de bouffons d'une surprenante profondeur psychologique.  Il remaniait des contes populaires avec un don extraordinaire pour le drame, la comédie, la fantaisie.  Et toute son oeuvre baigne dans une atmosphère de grandeur, de majesté et de gloire.  Jamais encore la scène n'avait été balayée par un souffle lyrique aussi puissant, par une passion aussi dévorante.
    Dans Macbeth, par exemple, Shakespeare transforme un ancien récit tribal en une intrigue ténébreuse mettant en scène deux meurtriers, mari et femme, inextricablement liés par le crime.  Les monologues sont si étourdissants, la poésie si brillante qu'ils renvoient aux oubliettes le destin du vrai Macbeth.
    Othello n'était qu'une sordide histoire de meurtre avant que le génie de Shakespeare n'en étende la portée intellectuelle et morale.
    Hamlet a pour point de départ un mélodrame suranné que la troupe du Lord chambellan avait souvent joué.  Shakespeare en changea radicalement l'interprétation et fit de Hamlet une victime déchirée, paralysée par des sentiments contradictoires, méprisant les conventions, un homme sexuellement complexé, en proie à l'indécision et déplorant le caractère illusoire et fallacieux de l'amour.  Avoir réussi le tour de force de créer le personnage immortel de Hamlet à partir d'un méchant mélo n'est qu'un exemple entre mille de son génie.
    Dans Roméo et Juliette, il métamorphose un simple poème en un torrent de passion, en un chant à la gloire des premières amours, où la haine est vouée aux gémonies.  Il fait voisiner le personnage de la chaste Juliette avec ceux du paillard Mercutio et de la nourrice débordante de sensualité.
    Mais un homme si peu instruit est-il vraiment l'auteur de tels chefs-d'oeuvre?  On n'a pas cessé, au cours des siècles, d'avancer des noms de gens qui auraient pu être le «vrai» Shakespeare: les uns se sont prononcés pour Francis Bacon, d'autres pour Edward de Vere, Christopher Marlowe, William Stanley et même pour la reine Elisabeth!  Pas plus tard qu'en 1964, un lettré a soutenu, peut-être pour plaisanter un brin, que toute l'oeuvre de Shakespeare avait pour auteur un Arabe du nom de Cheikh Zubair.
    Mais une chose que les partisans du mystère oublient un peu trop facilement, c'est le fait indiscutable que de nombreux contemporains de Shakespeare l'ont toujours reconnu comme l'auteur de la plupart des pièces que la tradition lui attribue.  Ben Jonson le connaissait bien, et il en allait de même des propriétaires de théâtre et des acteurs qui inscrivirent leur nom sous la préface du célèbre in-folio de 1623, première édition de ses oeuvres dramatiques.

Des héros ambigus
    Dire que Shakespeare n'était pas instruit revient à dire qu'il n'avait pas fréquenté Oxford ou Cambridge, mais il avait lu énormément, avec une curiosité intellectuelle toujours en éveil et un jugement sûr dans ses observations. Bien plus que son érudition, c'est le champs infini de l'imagination, l'art consommé de la langue, ciselée comme un joyau, la suprême habileté du conteur qui ont fait de lui un tel phénomène littéraire.
    Faisant oeuvre révolutionnaire, il rompait avec la coutume des pièces stéréotypées, à caractère moralisant, qui prévalaient alors sur les scènes anglaises.  C'est en psychologue et non en confesseur qu'il traitait du bien et du mal, de la vertu et du péché.  La froide objectivité qu'il mettait à rendre les passions humaines lui fit encourir la colère de maints bien-pensants, et même le grand Samuel Jonhson le blâma de n'avoir pas été guidé, dans ses écrits, par «un dessein moralisateur».
    C'est justement cette lucidité de Shakespeare, analyste impitoyable transfiguré par la poésie, qui a donné naissance à ce qu'on peut sans exagération appeler le théâtre moderne.  En détruisant les simplifications outrancières et étouffantes du drame élisabethain, il a osé mettre en scène des héros qui, loin d'être irréprochables, étaient assaillis par le doute et animés parfois de sentiments peu avouables; des héroïnes dont la chasteté était visitée par les tentations de la chair; des rois timorés et insignifiants; des reines monstrueuses et des princes charlatans; des scélérats torturés par le remords ou même tentés par la vertu; des bouffons atteignant des hauteurs sublimes, bref une foule de personnages en proie, comme nous le sommes tous dans la vie, aux conflits sentimentaux et aux paradoxes de la conscience.
    Certains soutiennent que Shakespeare s'est surtout révélé dans ses sonnets.  Selon le poète anglais William Wordsworth, «c'est la clé qui nous a ouvert son coeur».  Et il est bien vrai qu'il a déversé dans ces courtes pièces ses dons les plus éclatants, qu'il a coulé le sonnet dans une forme originale et noble.
    Le thème qui revient en filigrane dans un grand nombre de ses vers, c'est une profonde mélancolie, la pensée constante de la mort inévitable et imminente, qui finit par l'emporter sur la beauté, sur l'amour et même, en fin de compte, dur tout désir.
    Il semble que, dès 1611, Shakespeare ait quitté Londres pour de bon et soit revenu dans son bourg natal goûter parmi les siens la tranquilité de la province.
    Le 23 avril 1616, «après une joyeuse soirée» passée en compagnie de ben Jonson et d'un autre ami (comme le rapporte le curé du village), il quitta ce bas monde, apparemment sans trop de douleur, entouré de l'affection de sa femme et de ses filles mariées, dans la quiétude de son foyer.  Il n'avait que cinquante-deux ans.
    Il nous a laissé 154 précieux et incomparables sonnets, en plus de 38 pièces de théâtre, dont 15 pour le moins sont d'authentiques chefs-d'oeuvre.  Et il n'avait pas la moindre conscience de cette grandeur qui a fait écrire à Ben Jonson que Shakespeare «n'était pas de son temps mais de tous les temps».
 

  Sélection du Reader's Digest, avril 1987, page 84 à 88